L’endurance – les signes de la conversion du vital
Que l’endurance soit votre mot d’ordre. Apprenez à la force vitale en vous, à votre être vital, à ne pas se plaindre mais à accepter toutes les conditions nécessaires à un grand accomplissement. Le corps est un serviteur très endurant, il supporte sans broncher la tension des circonstances, comme une bête de somme. C’est l’être vital qui est toujours à grogner et qui s’agite. L’esclavage auquel il soumet l’être physique et les tourments qu’il lui inflige sont inimaginables. Il faut voir comment il tourne et retourne ce pauvre corps selon ses lubies et ses fantaisies, exigeant sans la moindre raison que tout se plie à ses bizarreries. Mais l’essence même de l’endurance, c’est d’apprendre au vital à abandonner ses goûts et ses dégoûts capricieux et à garder l’équanimité au milieu des situations les plus pénibles. Si vous êtes malmené par quelqu’un ou si vous manquez de quelque chose qui soulagerait votre inconfort, vous devez garder votre bonne humeur sans vous laisser troubler. Que rien ne puisse le moins du monde vous contrarier, et chaque fois que le vital cherche à exposer ses petits griefs avec une exagération solennelle, arrêtez-vous juste un moment pour penser combien vous êtes heureux en comparaison de tant d’autres en ce monde. Réfléchissez un instant à ce que durent subir les soldats qui ont combattu dans la dernière guerre. Si vous étiez obligé de supporter des épreuves comme celles-là, vous comprendriez la parfaite stupidité de vos mécontentements. Cependant, je ne vous demande pas de rechercher les difficultés, je vous demande simplement d’apprendre à endurer les petits ennuis sans importance de votre vie.
Rien de grand ne peut s’accomplir sans endurance. Si vous étudiez la vie des grands hommes, vous verrez comme ils se sont dressés comme de la pierre contre les faiblesses du vital. Et même de nos jours, le véritable sens de notre civilisation, c’est la maîtrise du monde physique par l’endurance du vital. L’esprit sportif et aventureux et l’intrépidité à faire face à des forces plus grandes sont évidents dans tous les domaines de la vie et font partie de cet idéal d’endurance. Dans les sciences elles-mêmes, le progrès dépend des innombrables et difficiles épreuves et des innombrables essais qui précèdent l’accomplissement. Certainement, il ne nous faut pas moins d’endurance pour accomplir le travail capital que nous avons entrepris dans notre Ashram. Ce qu’il faut faire, c’est donner à votre vital une bonne rossée aussitôt qu’il proteste. Quand il s’agit du physique, on a raison d’être attentif et de prendre des précautions, mais avec le vital, la seule méthode, c’est une bonne taloche. Flanquez une gifle au vital au moment même où il se plaint, car il n’y a pas d’autre moyen de sortir de cette conscience mesquine qui attache tant d’importance à l’aisance matérielle et aux commodités de l’existence au lieu de demander la Lumière et la Vérité.
L’une des exigences les plus communes du vital, c’est celle des louanges. Il déteste être critiqué et traité comme s’il avait peu d’importance. Mais il doit toujours être prêt à recevoir des rebuffades et à les supporter avec un calme absolu. Il ne doit pas non plus faire attention aux compliments ni oublier que tout mouvement de gloriole est une offrande faite aux seigneurs du Mensonge. Les êtres subtils du monde vital, avec lesquels notre vital est en rapport, vivent et se nourrissent de l’adoration de leurs fidèles, et c’est pourquoi ils ne cessent d’inspirer de nou- veaux cultes et de nouvelles religions pour que les cérémonies d’adoration et l’adulation ne s’épuisent jamais. Il en va de même avec votre propre être vital ; les forces vitales qui sont derrière se développent — c’est-à-dire engraissent leur ignorance — en absorbant les flatteries des autres. Mais rappelez-vous que les compliments faits par les êtres qui appartiennent au même niveau d’ignorance que soi-même, ne valent absolument rien, ils ont aussi peu de valeur que les critiques qu’ils vous adressent. Peu importe la prétentieuse origine de ces compliments ou de ces critiques : ils sont vides et futiles. Mais malheureusement, le vital est affamé même de la nourriture la plus avariée, et il est si avide qu’il est prêt à accepter des louanges même de ceux qui sont l’incompétence personnifiée. Cela me rappelle l’ouverture annuelle des salons de peinture à Paris lorsque le président de la république passe en revue les tableaux, découvrant avec pénétration que celui-ci est un paysage et celui-là un portrait, et faisant de plats commentaires avec l’air de connaître la peinture jusqu’au fond de l’âme. Les peintres savent parfaitement l’ineptie de ces remarques et cependant ne manquent pas une occasion de faire état du témoignage rendu à leur génie par le président. Car tel est bien le vital chez les êtres humains, voracement affamé de gloire.
Mais ce qui a une valeur authentique, c’est l’opinion de la Vérité. Lorsque quelqu’un est en contact avec la Vérité divine et qu’il peut l’exprimer, alors les opinions qu’il donne ne sont pas de vulgaires compliments ou critiques, c’est ce que le Divin pense de vous, la valeur qu’il attache à vos qualités, l’infaillible sceau dont il marque votre effort. Votre seul désir doit être de n’estimer rien que la parole de la Vérité — et pour vous élever ainsi à ce niveau, vous devez maintenir brûlant en vous Agni, la flamme transformatrice. Il vaut d’être remarqué, d’ailleurs, que lorsque Agni s’enflamme, vous commencez aussitôt à être dégoûté des louanges bon marché qui autrefois avaient le don de vous faire tant plaisir, et vous comprenez clairement que votre amour des louanges était un mouvement inférieur de votre nature non transformée. Agni vous fait voir quelle immense perspective d’amélioration possible s’étend devant vous, en vous remplissant d’un sens aigu de votre présente insuffisance. Les éloges qui vous sont prodigués par les autres vous dégoûtent tellement que vous éprouvez presque de l’amertume vis-à-vis de ceux que vous auriez autrefois considérés comme vos amis.
Toutes les critiques, par contre, sont bien accueillies, car elles viennent attiser votre humble aspiration à la Vérité. Vous ne vous sentez plus désormais déprimé ni diminué par l’hostilité des autres. Car, au moins, vous êtes capable de l’ignorer avec la plus grande facilité et au mieux, vous appréciez cette hostilité comme un nouveau témoignage de votre état non régénéré, ce qui vous incite à vous dépasser vous-même en vous soumettant au Divin.
Un autre signe frappant de la conversion de votre vital, c’est que vous pouvez, grâce à l’influence d’Agni, faire face aux difficultés et aux obstacles avec un sourire. Il n’est plus besoin de vous asseoir, couvert d’un sac et de cendres, en vous lamentant de vos erreurs et en vous sentant complètement abattu parce que vous n’êtes pas encore tout à fait à la hauteur. Vous chassez tout simplement ce sentiment de dépression avec un sourire. Mille erreurs n’ont plus d’importance pour vous : avec un sourire vous reconnaissez que vous vous êtes trompé, et avec un sourire vous prenez la résolution de ne plus répéter la sottise à l’avenir. Toute dépression, toute mélancolie est la création des forces hostiles qui ne sont jamais si contentes que si elles peuvent jeter sur vous une humeur sombre. L’humilité est une chose, la dépression est une tout autre chose ; l’une est un mouvement divin et l’autre une forme très grossière des forces de l’ombre. Par conséquent, faites face joyeusement à vos ennuis, opposez une bonne humeur invariable aux obstacles qui se dressent sur la route de la transformation. La meilleure façon de mettre l’ennemi en déroute, c’est de lui rire au nez ! Vous pouvez vous bagarrer et lutter corps à corps pendant des jours et l’ennemi peut faire preuve d’une vigueur intacte, mais moquez-vous de lui une fois seulement, et le tour est joué ! il prend la fuite. Un rire confiant et plein de foi en le Divin est la force la plus foudroyante qui soit, elle brise le front de l’ennemi, fait des ravages dans ses lignes et vous emporte triomphant vers l’avant.
Le vital converti connaît aussi la joie de la marche vers la réalisation. Toutes les difficultés que comporte cette marche, il les accepte avec entrain, il ne se sent jamais plus heureux que lorsque la Vérité lui est montrée et qu’est mis à nu le jeu du mensonge dans sa nature inférieure. Il ne fait pas le yoga comme s’il portait sur les épaules un fardeau, mais comme si c’était une occupation très agréable. Il est prêt à endurer le pire avec un sourire, si c’est une condition de la transformation. Ne se plaignant ni ne grognant, il endure tout avec joie, parce que c’est pour le Divin qu’il travaille. Il a l’inébranlable conviction que la Victoire sera remportée. Pas un instant il ne vacille dans sa foi que l’immense travail de transformation assumé par Sri Aurobindo s’achèvera par un succès. Car c’est un fait, vraiment ; il n’y a pas l’ombre d’un doute quant à l’issue du travail que nous avons entrepris. Ce n’est pas un simple essai, mais l’inévitable manifestation du supramental. Le vital converti a la prescience de la victoire, il garde une volonté de progresser qui jamais ne revient en arrière, il se sent plein d’une énergie née de la certitude du triomphe du Divin, il perçoit toujours en lui le Divin qui fait tout ce qui est nécessaire et lui infuse l’inébranlable pouvoir de résister, et finalement de vaincre ses ennemis. Pourquoi désespérerait-il ou se plaindrait-il ? La transformation se fera : rien ne pourra l’arrêter, rien ne viendra faire échouer ce que le tout-Puissant a décrété. Rejetez donc tout manque d’assurance, toute faiblesse, et prenez la résolution d’être endurant, bravement, jusqu’à ce que le grand jour arrive où la longue bataille se transformera en une victoire à jamais.
-La Mère, Entretiens 1929-31